Dans
les eaux sombres du delta du Niger, là où le fleuve finit sa
course, il n'est pas rare que les sédiments se mêlent à du pétrole
et du sang avant de se jeter dans l'Atlantique. C'est ici, dans la
chaleur humide du Golfe de Guinée, véritable entrecuisse africaine,
que palpite la république du Nigeria.
L'incidence
sur les sociétés de cette circonstance physique et chimique fait
de ce pays un organe du continent vibrant et fécond. Cette fertilité
hors de contrôle fait glisser le Nigeria dans la démesure, et la
matrice africaine est ainsi génératrice de monstres rugissants. Le
plus répandu actuellement dans les médias, n'est autre qu'un
mouvement religieux contestataire qui s'est transformé en 15 ans en
un dangereux mouvement djihadiste célèbre pour ses massacres
réguliers dans le nord du Nigeria et les pays voisins. Boko
« book » (livre) en
pidgin (un anglais déformé) et haram
interdit ou illicite en arabe signifie le rejet d'un enseignement
occidental.
Second
monstre, beaucoup plus vaste et complexe, la tentaculaire manne
pétrolière. Son exploitation et la corruption qu'elle engendre est
source d'une grande pauvreté des habitants, de dangereux trafics,
de rébellions armées et de piraterie. Elle entraîne par ailleurs
une pollution dévastatrice à laquelle certains exploitants
occidentaux ne sont pas étrangers.
Troisième
monstre, et pas des moindres, Lagos. Ville côtière affreuse et
belle, chaos urbain, véritable paradoxe à la fois infernal et
paradisiaque, Lagos est la plus grande ville d'Afrique au Sud du Sahara. Impossible
cependant de chiffrer son nombre d'habitants. Certaines fourchettes
estiment qu'il y a entre 8 et 21 millions de citadins diaprés qui
fourmillent dans son agglomération. Elle palpite comme un cœur de
girafe, bigarré et organique, la circulation y est congestionnée
comme les tripes d'un buffle constipé.
L’électricité
manque souvent à Lagos, mais pas au sens figuré et cette affreuse
et fatale beauté échouée sur le golfe de Guinée a elle-même
engendré son propre monstre : Celui que l'on surnomme à l'occasion
le black president, vêtu en général d'un simple slip, le
monstre de Lagos est une âme dansante et révolté, un musicien de
génie, doté d'un appétit insatiable.
Fils
de notable, si Fela Hildegart Ransome Kuti n'est pas né a Lagos mais
à Abeokuta c'est cependant dans la ville lagunaire qu'il développera
sa fièvre et son délire.
Le
1er octobre 1960, au moment de l'indépendance du Nigeria, Fela est à
Londres. Il étudie la musique et joue avec son groupe les Koola
Lobitos. Il ne rentre au Nigeria que quelques années plus tard avec son
groupe mais sa carrière ne s'embrase pas vraiment. Au milieu des
60's à Accra au Ghana naît l'idée d'afrobeat. Le concept qui
doit accompagner la musique de Fela vient remplacer le
highlife, style de son groupe, un peu passé de mode. Fela a besoin
de quelque chose de nouveau s'il veut se démarquer. Tony Allen joue
alors avec les Koola Lobitos. Ce batteur exceptionnel, élément clé
du groupe, est considéré parfois comme le co-inventeur de
l'afrobeat.
Au
Nigeria la guerre du Biafra diffusée sur les écrans occidentaux montre une
population qui meurt dans la souffrance et la faim. Fela
vit aux États-Unis dans des conditions difficiles d'immigré. C'est
peut-être l'éloignement et la précarité de sa situation qui lui
donne le recul dont il avait besoin pour que son pays lui apparaisse
dans sa réalité. Il est d'ailleurs instruit à bonne école par des militants
noirs dans un contexte de revendications afro-américaine. Quand Tony Allen finit par le convaincre de
rentrer au pays, c'est en farouche partisan des traditions
africaines que Fela pose le pied sur ses terres natales. Le groupe a
changé et s'appelle Africa 70, les textes sont en pidgin et
l'afrobeat, ses rythmes cycliques, ses cuivres troublant, ses
connotations sexuelles, son jeu de scène érotique porté par des
danses sauvages de jeunes femmes, sort du concept et devient réalité.
À la fois mature et sauvage, Fela bâti sa légende sur les ruines qu'engendre la corruption. Il se place en leader de sa propre mythologie et le lieu qu'il baptise le Kalakuta Republic dans lequel se trouve son club et sa maison devient un repère de fêtards où il est maître et gourou. Il reçoit chez lui un large éventail de la gente féminine, souvent mineures souvent fugueuses. Tout le monde fume de l'herbe et la fumée vient se mélanger à la vapeur empreinte de mystique africaine qui floute et transforme les citoyens dansants et errants dans ce petit pays. L'ordre, parfois troublé par quelques caïds belliqueux, est maintenu par des amis du black president. La police est agacée par ce quartier, poumon de liberté, où la poussière soulevée par les danses frénétiques permanentes ne touche plus le sol et vient salir les uniformes. Retrouvée dans la grande fête du Kalakuta Republik, la fille en cavale de l'inspecteur général de la police de Lagos participe aux shows endiablés. Fela goûte à la prison.
En
1975, Fela Ransome Kuti se débarrasse de son vieil héritage
religieux et devient Fela Anikulapo kuti. En effet, le nom Ransome
vient de son grand-père qui le tient lui-même d'un père
missionnaire britannique. Fela Anikulapo Kuti signifie: "celui qui
émane la grandeur, qui porte la mort dans son carquois et que les
hommes ne peuvent abattre". Affranchi de ses reliques provenant de la religion et de l'empire britannique, le pygargue africain porte son peuple sur ses épaules. Ses
textes sont très engagés contre les oppressions militaires. Il
est très critique envers l’élite africaine désireuse d'étudier en Europe car cela revient à intégrer la position des colons blancs qui considèrent les noirs comme inférieurs.
Début 1977, la Republik est détruite par une horde de militaires. Fela meurtri se retrouve tantôt en prison tantôt à l’hôpital. Tout le petit monde est à la rue et quitte un moment Lagos. L'année d’après, en guise d'anniversaire, Fela se marie simultanément avec 27 femmes qui constitueront sa cour.
Début 1977, la Republik est détruite par une horde de militaires. Fela meurtri se retrouve tantôt en prison tantôt à l’hôpital. Tout le petit monde est à la rue et quitte un moment Lagos. L'année d’après, en guise d'anniversaire, Fela se marie simultanément avec 27 femmes qui constitueront sa cour.
Lors
d'un séjour en Europe, celui que "les hommes ne peuvent abattre"
visite la prison napolitaine quand une valise de sa troupe contenant
35kg de cannabis est saisie. À la suite de cette aventure, Fela
remplace dans ses bagages l'herbe par le goro, une création
de sa troupe, un genre de confiture à base d'herbe, de miel et
d'autres épices. Il emporte sa recette pendant ses voyages avec une note de
l’ambassade certifiant qu'il s'agit d'un médicament.
Au
pays, les militaires continuent de le harceler et il n'en devient que
plus virulent dans ses critiques. Alors qu'il est sensé s'envoler
pour une tournée américaine avec son groupe qui s'appelle désormais
Egypt 80, il écope d'une peine de 5 ans de prison pour délit
d'exportation de devises. À la suite de campagnes de mobilisation, il
sort en avril 1986 après 20 mois en cellule.
La
joyeuse troupe de Fela tourne aux États-Unis, en Europe, dévastant
les hôtels sur leur passage.
Puis,
petit à petit, comme les effets d'une drogue qui se dissipe dans un mal de crâne nauséeux, Fela Kuti s'affaiblit, reste enfermé chez
lui et entre dans des délires paranoïaques. En 1997, le légendaire partisan du peuple, révolutionnaire en slip, finit par s’éteindre
emporté par le Sida.
L'afrobeat
ne s'est jamais aussi bien porté qu'aujourd'hui. Outre Tony Allen,
musicien hors pair qui continue de faire danser le monde au rythme de
sa batterie, de nombreux groupes se revendiquent de l'afrobeat et
notamment de nombreux musiciens blancs. Mais la relève est également
assurée par la progéniture de Fela. Ainsi Femi Kuti et Seun Kuti
ont su faire leur place et devenir des musiciens incontournables de
la scène africaine et internationale.