29 août 2015

Nigeria, Fela Kuti et l'afrobeat

   Dans les eaux sombres du delta du Niger, là où le fleuve finit sa course, il n'est pas rare que les sédiments se mêlent à du pétrole et du sang avant de se jeter dans l'Atlantique. C'est ici, dans la chaleur humide du Golfe de Guinée, véritable entrecuisse africaine, que palpite la république du Nigeria.


   L'incidence sur les sociétés de cette circonstance physique et chimique fait de ce pays un organe du continent vibrant et fécond. Cette fertilité hors de contrôle fait glisser le Nigeria dans la démesure, et la matrice africaine est ainsi génératrice de monstres rugissants. Le plus répandu actuellement dans les médias, n'est autre qu'un mouvement religieux contestataire qui s'est transformé en 15 ans en un dangereux mouvement djihadiste célèbre pour ses massacres réguliers dans le nord du Nigeria et les pays voisins. Boko « book » (livre) en pidgin (un anglais déformé) et haram interdit ou illicite en arabe signifie le rejet d'un enseignement occidental.


   Second monstre, beaucoup plus vaste et complexe, la tentaculaire manne pétrolière. Son exploitation et la corruption qu'elle engendre est source d'une grande pauvreté des habitants, de dangereux trafics, de rébellions armées et de piraterie. Elle entraîne par ailleurs une pollution dévastatrice à laquelle certains exploitants occidentaux ne sont pas étrangers. 


   Troisième monstre, et pas des moindres, Lagos. Ville côtière affreuse et belle, chaos urbain, véritable paradoxe à la fois infernal et paradisiaque, Lagos est la plus grande ville d'Afrique au Sud du Sahara. Impossible cependant de chiffrer son nombre d'habitants. Certaines fourchettes estiment qu'il y a entre 8 et 21 millions de citadins diaprés qui fourmillent dans son agglomération. Elle palpite comme un cœur de girafe, bigarré et organique, la circulation y est congestionnée comme les tripes d'un buffle constipé. 


   L’électricité manque souvent à Lagos, mais pas au sens figuré et cette affreuse et fatale beauté échouée sur le golfe de Guinée a elle-même engendré son propre monstre : Celui que l'on surnomme à l'occasion le black president, vêtu en général d'un simple slip, le monstre de Lagos est une âme dansante et révolté, un musicien de génie, doté d'un appétit insatiable.


   Fils de notable, si Fela Hildegart Ransome Kuti n'est pas né a Lagos mais à Abeokuta c'est cependant dans la ville lagunaire qu'il développera sa fièvre et son délire.

   Le 1er octobre 1960, au moment de l'indépendance du Nigeria, Fela est à Londres. Il étudie la musique et joue avec son groupe les Koola Lobitos. Il ne rentre au Nigeria que quelques années plus tard avec son groupe mais sa carrière ne s'embrase pas vraiment. Au milieu des 60's à Accra au Ghana naît l'idée d'afrobeat. Le concept qui doit accompagner la musique de Fela vient remplacer le highlife, style de son groupe, un peu passé de mode. Fela a besoin de quelque chose de nouveau s'il veut se démarquer. Tony Allen joue alors avec les Koola Lobitos. Ce batteur exceptionnel, élément clé du groupe, est considéré parfois comme le co-inventeur de l'afrobeat.


   Au Nigeria la guerre du Biafra diffusée sur les écrans occidentaux montre une population qui meurt dans la souffrance et la faim. Fela vit aux États-Unis dans des conditions difficiles d'immigré. C'est peut-être l'éloignement et la précarité de sa situation qui lui donne le recul dont il avait besoin pour que son pays lui apparaisse dans sa réalité. Il est d'ailleurs instruit à bonne école par des militants noirs dans un contexte de revendications afro-américaine. Quand Tony Allen finit par le convaincre de rentrer au pays, c'est en farouche partisan des traditions africaines que Fela pose le pied sur ses terres natales.  Le groupe a changé et s'appelle Africa 70, les textes sont en pidgin et l'afrobeat, ses rythmes cycliques, ses cuivres troublant, ses connotations sexuelles, son jeu de scène érotique porté par des danses sauvages de jeunes femmes, sort du concept et devient réalité.


  À la fois mature et sauvage, Fela bâti sa légende sur les ruines qu'engendre la corruption. Il se place en leader de sa propre mythologie et le lieu qu'il baptise le Kalakuta Republic dans lequel se trouve son club et sa maison devient un repère de fêtards où il est maître et gourou. Il reçoit chez lui un large éventail de la gente féminine, souvent mineures souvent fugueuses. Tout le monde fume de l'herbe et la fumée vient se mélanger à la vapeur empreinte de mystique africaine qui floute et transforme les citoyens dansants et errants  dans ce petit pays. L'ordre, parfois troublé par quelques caïds belliqueux, est maintenu par des amis du black president. La police est agacée par ce quartier, poumon de liberté, où la poussière soulevée par les danses frénétiques permanentes ne touche plus le sol et vient salir les uniformes. Retrouvée dans la grande fête du Kalakuta Republik, la fille en cavale de l'inspecteur général de la police de Lagos participe aux shows endiablés. Fela goûte à la prison.


   En 1975, Fela Ransome Kuti se débarrasse de son vieil héritage religieux et devient Fela Anikulapo kuti. En effet, le nom Ransome vient de son grand-père qui le tient lui-même d'un père missionnaire britannique. Fela Anikulapo Kuti signifie: "celui qui émane la grandeur, qui porte la mort dans son carquois et que les hommes ne peuvent abattre". Affranchi de ses reliques provenant de la religion et de l'empire britannique, le pygargue africain porte son peuple sur ses épaules. Ses textes sont très engagés contre les oppressions militaires. Il est très critique envers l’élite africaine désireuse d'étudier en Europe car cela revient à intégrer la position des colons blancs qui considèrent les noirs comme inférieurs. 

 Début 1977, la Republik est détruite par une horde de militaires. Fela meurtri se retrouve tantôt en prison tantôt à l’hôpital. Tout le petit monde est à la rue et quitte un moment Lagos. L'année d’après, en guise d'anniversaire, Fela se marie simultanément avec 27 femmes qui constitueront sa cour.


   Lors d'un séjour en Europe, celui que "les hommes ne peuvent abattre" visite la prison napolitaine quand une valise de sa troupe contenant 35kg de cannabis est saisie. À la suite de cette aventure, Fela remplace dans ses bagages l'herbe par le goro, une création de sa troupe, un genre de confiture à base d'herbe, de miel et d'autres épices. Il emporte sa recette pendant ses voyages avec une note de l’ambassade certifiant qu'il s'agit d'un médicament.


   Au pays, les militaires continuent de le harceler et il n'en devient que plus virulent dans ses critiques. Alors qu'il est sensé s'envoler pour une tournée américaine avec son groupe qui s'appelle désormais Egypt 80, il écope d'une peine de 5 ans de prison pour délit d'exportation de devises. À la suite de campagnes de mobilisation, il sort en avril 1986 après 20 mois en cellule.


   La joyeuse troupe de Fela tourne aux États-Unis, en Europe, dévastant les hôtels sur leur passage. 

   Puis, petit à petit, comme les effets d'une drogue qui se dissipe dans un mal de crâne nauséeux, Fela Kuti s'affaiblit, reste enfermé chez lui et entre dans des délires paranoïaques. En 1997, le légendaire partisan du peuple, révolutionnaire en slip, finit par s’éteindre emporté par le Sida.
 
   L'afrobeat ne s'est jamais aussi bien porté qu'aujourd'hui. Outre Tony Allen, musicien hors pair qui continue de faire danser le monde au rythme de sa batterie, de nombreux groupes se revendiquent de l'afrobeat et notamment de nombreux musiciens blancs. Mais la relève est également assurée par la progéniture de Fela. Ainsi Femi Kuti et Seun Kuti ont su faire leur place et devenir des musiciens incontournables de la scène africaine et internationale.

1 commentaire: