12 août 2017

La corne de l'Afrique

I. La Somalie


Le monde terrestre n'est autre qu'un animal charnu écartelé dont les membres séparés, abandonnés à leur sort, errent sans but et s'entrechoquent. Dans cette dérive continentale, les différentes parties de son anatomie se sont ainsi dispersées, dans un schéma incohérent, réparties sur les océans. Avant de se retrouver ainsi disloquée, la bête du monde avait l'allure d'un mammifère charpenté, avec pour crâne l'Afrique, et devait patauger sur une sphère recouverte d'eau, muni d'une corne solidement lancée vers l'avant prête à labourer et embrocher le cosmos. Cet animal avait, à s'y méprendre, la silhouette d'un rhinocéros.

Mais si elle en a l'allure, la corne africaine n’intéresse ni les chasseurs occidentaux qui ne peuvent en faire un trophée, ni les consommateurs asiatiques qui ne voient en elle aucune vertu aphrodisiaque. Elle ne se retrouvera pas sur le marché de la contrebande aux cotés de celle du rhinocéros, dont la corne est si convoitée que l'extinction de l’espèce Ceratotherium simum cottoni est imminente.




Les racines fragiles de cette excroissance continentale cherchent appui sur le grand rift africain, véritable plaie en expansion. Elle va donc à terme se détacher du continent et divaguer sur l'océan indien. La Somalie, avant de se désolidariser du continent et de partir sur l’océan, se délite déjà dans des circonstances dramatiques où se mêlent guerres claniques, islamisme radical, décharge sauvage de déchet toxique, famines, piraterie, etc. La fière corne du rhinocéros continental n'est autre qu'un lieu de concentration de toutes sortes de tragédies humaines et n'est déjà plus vraiment liée au reste du monde. Elle erre depuis plusieurs années dans un univers fermé, dans une bulle cauchemardesque scindée en deux parties avec : au Sud l'ancienne colonie italienne, la côte du Benadir et la capitale Mogadiscio, et au Nord, l'État de facto du Somaliland, que ni l'ONU ni l'Union Africaine ne reconnaît pour l'instant.



La Corne de l'Afrique est découpée administrativement en plusieurs pays mais une grande partie de celle-ci est peuplée par un seul peuple, les Somalis. Traditionnellement, le peuple Somali pratique en majorité un mode de vie nomade propre aux éleveurs. Ils sont propriétaires de troupeaux de chameaux, de moutons, de chèvres et parfois de bovins.



Exposée fièrement la pointe vers le ciel, la corne somalienne subit en permanence la brûlure du soleil et la terre que chaque pas des éleveurs soulève est comme de la cendre, une poussière abrasive et desséchante. Parcourir de grandes étendues dans cette aridité est le défi qui permet aux troupeaux de trouver du fourrage. Les frontières fixées par les grandes puissances coloniales et par l’Éthiopie à la fin du XIXème n'ont ainsi pas de sens aux yeux de ceux qui courent après la vie. Le drapeau qui s'imposa donc à l'indépendance n'est pas celui d'un État mais d'un peuple et ne cache pas la volonté de le réunir en un plus vaste pays. L'étoile à cinq branches désigne les cinq territoires habités par ce même peuple Somali : région Nord du Kenya, Ouest de l'Éthiopie, Somalie, Somaliland et Djibouti. Mais toutes les velléités qui pousseront Mogadiscio dans des tentatives de reconquête de la Somalie "irrédente" ne conduiront le pays qu'à la ruine.


Au XIVème siècle, l'explorateur arabe Ibn Battûta décrit les villes de Zeilah (Zeïla') et de Mogadiscio (Makdachaou): «[...][Zeïla']est la capitale des Berberah, peuplade de noirs qui suit la doctrine de Châfi'y. Leur pays forme un désert, qui s'étend l'espace de deux mois de marche, à commencer de Zeïla' et en finissant par Makdachaou. Leurs bêtes de somme sont des chameaux , et ils possèdent aussi des moutons, célèbres par leur graisse. Les habitants de Zeïla' ont le teint noir, et la plupart sont hérétiques.
Zeïla' est une grande cité, qui possède un marché considérable ; mais c'est la ville la plus sale qui existe, la plus triste et la plus puante. Le motif de cette infection, c'est la grande quantité de poisson que l'on y apporte, ainsi que le sang des chameaux que l'on égorge dans les rues. À notre arrivée à Zeïla', nous préférâmes passer la nuit en mer, quoiqu'elle fût très agitée, plutôt que dans la ville, à cause de la malpropreté de celle-ci.
Après être partis de Zeïla', nous voyageâmes sur mer pendant quinze jours, et arrivâmes à Makdachaou, ville extrêmement vaste. Les habitants ont un grand nombre de chameaux, et ils en égorgent plusieurs centaines chaque jour. Ils ont aussi beaucoup de moutons, et sont de riches marchands. C'est à Makdachaou que l'on fabrique les étoffes qui tirent leur nom de celui de cette ville, et qui n'ont pas leurs pareilles. De Makdachaou on les exporte en Égypte et ailleurs [...]»

La Somalie est d'ailleurs connue par les Européens depuis l'antiquité. Elle était surtout appréciée pour ses parfums et ses épices, notamment la myrrhe, l'encens et la cannelle.


Le peuple somali de la corne de l'Afrique est découpé en grandes familles de clans puis en clans et enfin en segments (ou sous-clans). La rudesse du pays pousse à des alliances occasionnelles liées à la survie, à l'eau et aux pâturages. Les différents groupes sont liés autour du paiement du prix du sang, le mag. Cela signifie que certains conflits associés par exemple à un point d'eau, à la mort d'un homme ou au vol de bétail seront résolus par ce paiement. Ainsi, le meurtre d'un homme coûte traditionnellement 100 chameaux, celui d'une femme 50.



Ces règles d'entente, qui servent à s'aider et à se protéger, ne forment pas véritablement une structure sociale hiérarchisée, et le nomade n'est pas guidé par le sentiment de devoir servir l’intérêt général mais par celui de vivre individuellement avec sa famille. Ainsi, l'image d'une société traditionnelle privilégiant le tissu social à l'individualisme s'applique mal aux nomades somaliens. Une certaine organisation est cependant établie. Les anciens se réunissent en conseil, les shirs, pour discuter et tenter de résoudre les problèmes.

Avec beaucoup de maladresse, la colonisation européenne a tenté d’intégrer ce peuple et ses pratiques dans une politique d'état nation à l'image des sociétés occidentales. Peu après l'indépendance, le pouvoir va être monopolisé par le président autoritaire Siad Barre qui gouvernera sans partage avant de fuir en 1991 face à une coalition de plusieurs mouvements rebelles accompagnées d'une insurrection populaire à Mogadiscio. L'indépendance du Somaliland est proclamée dans les frontières coloniales de l'ancien British Somaliland. Le pays nouvellement créé réussi à maintenir tant bien que mal une certaine sécurité jusqu'à aujourd'hui (En grande partie grâce aux réunions des anciens) mais ce n'est pas le cas au Sud, dans l'ancienne Somalie italienne, et commence alors une période chaotique durable impliquant la disparition quasi-totale d'une quelconque forme d'organisation politique. Dirigées par des chefs de guerre, warlords avides et brutaux, à l'image du général Mohamed Farrah Aidid, les factions rivales issues de l'insurrection se disputent le pouvoir. Les troupes, composées de différents ensembles de dissidents claniques, sont exaltées par la consommation du qât.




La réaction des états occidentaux, timides au départ car toutes les attentions se tournent vers la guerre du Golfe, va se révéler tout à fait désastreuse et entrainer plus de mal que de bien. Stephen Smith dans son ouvrage « Somalie, la guerre perdue de l'humanitaire » décrit la transformation du pays en théâtre d'expérimentations de l'ONU et de relations ambiguës entre les rebelles armés et les organisations humanitaires pendant les premières années du conflit. En 1993 les américains s'en mêlent et leurs interventions, les opérations restore hope et continue hope, se soldent par la mort de nombreux somaliens et de 18 G.I.. Les images de cadavres transportés et traînés dans les rues de Mogadiscio ont horrifié le grand public et poussé Bill Clinton à revoir complètement les interventions militaires américaines à l'étranger. Parmi les G.I. qui débarquèrent sur les côtes somaliennes se trouvait Hussein Mohamed Farrah Aidid (fils de M. F. Aidid le célèbre chef de guerre) qui par la suite viendra à son tour revendiquer le pouvoir. Ce traumatisme pour les américains est à l'origine du film à gros budget « la chute du faucon noir ». Véritable cauchemar africain, la bataille de Mogadiscio est la raison qu'invoque régulièrement le gouvernement américain pour justifier la faiblesse de ses interventions pendant le génocide du Rwanda. 
 



Connue également pour sa piraterie, la Somalie est à l'origine de nombreux livres et documentaires qui relatent les épopées plus ou moins sanglantes de la marine informelle somalienne comme celle de la prise d'otages du MV Maersk Alabama. On oublie souvent d'évoquer une autre forme de piraterie, la pèche illégale par les étrangers venus du Moyen-Orient, d'Europe et d'Asie dans les eaux somaliennes riches en poissons qui prive un pays déjà fragile en matière alimentaire d'une ressource qui avec un peu de soutien pourrait être facilement accessible. Les premiers pirates étaient d'ailleurs des garde-côtes informels qui tentaient de préserver leur richesse halieutique. Si les aménagements portuaires manquent aujourd'hui, le Somaliland compte sur le développement du port de Berbera pour développer son économie et acquérir une assise géopolitique qui aille en faveur de la reconnaissance de son indépendance. Le pays vient de signer un contrat (au départ convoité par plusieurs grosses compagnies d'industrie portuaire dont Bolloré Africa Logistics) avec Dubaï Ports World pour réhabiliter et réaménager le port. Le Somaliland est en accord avec L'Éthiopie voisine qui connait un taux de croissance spectaculaire et abrite une population de 95 millions d'habitants afin d'exploiter dans une large mesure le port de Berbera pour ses échanges commerciaux.

Depuis des siècles, la Corne de l'Afrique est une région de nomades qui met en lien la péninsule arabique et les royaumes abyssiniens et favorise les échanges et les déplacements. Aujourd'hui, les migrations humaines modernes sont souvent le fait de grandes tragédies. La Somalie ayant démontré sa capacité à les cumuler, on trouve, au Kenya voisin, le plus grand camps de réfugiés au monde, le camps de Dadaab, peuplé de Somaliens qui fuient la guerre et les famines depuis 1991 et ne peuvent rentrer à cause de l’insécurité persistante.